Mogadiscio, Paris, entre mars et juin 2018

Je connais Carl depuis peu de temps, mais à certains égards depuis toujours. Au travers de nos échanges et de ce que j'ai pu voir de son travail, j'ai tout de suite compris qu'il m'offrait matière à penser. A repenser même la représentation de l'exercice médical, à le réenchanter jusqu'à lui redonner son statut artistique en tant que « Art de la médecine ».

Les hommes ont besoin d’espaces et de centres symboliques pour créer une organisation sociale et pour l'habiter (1). Dans nos sociétés modernes, nos villes, les espaces publics sont des centres, organisés en réseaux, incitant à un échange horizontal et à la mobilisation (2). Dans les représentations plus anciennes, le centre est conçu comme reliant le Ciel et la Terre, mondes disjoints, dont les chamanes, les sorciers, maitrisaient la connexion.

Dans les lieux de l’art, dans les lieux de culte et dans le cabinet médical, on se trouve à la croisée de ces deux directions, horizontale et verticale, rencontre du sacré, du rituel, du symbolique et de l'humanité avec sa quête infinie d’immortalité. Des lieux où la limite entre les deux mondes s'assouplit pour devenir poreuse.

Dans le cadre espace-temps limité du cabinet médical comme dans ceux proposés lors des performances (3) de Carl Hurtin, se joue un exercice de funambules, médecin/patient, artiste/participant. Chacun à une extrémité du fil tendu devra aller vers l'autre, par touches successives, avancer avec précaution (4), dissoudre les limites pour redonner une respiration, celle du corps, du cœur et de l'esprit. Car l'art de la médecine emprunte aussi cette même démarche créative continue qui engage notre sensibilité, notre regard sur la vie, une certaine perception spirituelle et pour finir, une interprétation (5). Jouer avec sa sensibilité, son âme et les ressources de son savoir, puis s'oublier pour jouer l'autre. C’est l’art d'être présent à l'autre et l'équilibre n'est pas aisé.

Carl, à la manière d'un médecin bienveillant ouvre un espace qui permet l'écho (6), pour que la voix porte, pour une catharsis par le chant. Cet espace offre la possibilité d’y déposer ce que l'on porte de lourd - depuis longtemps parfois, le passé difficile - de pouvoir mettre à distance une souffrance, une contrainte, un blocage, un conflit, un remord, un regret … Les laisser s'exprimer afin qu'ils n'aient plus besoin de s'imprimer dans le corps et que l’empreinte s’en efface. Un espace sans limite où le dit et le non-dit, la force et la fragilité, la certitude et le doute, l'amour et la haine, la reconnaissance et la rancune peuvent enfin se mêler sans être des contraires, où le blanc et le noir enfin se déclinent en autant de nuances de gris colorés que la vie elle-même (7).

Le cœur rapproche les choses, ne les dissocie pas, converse avec les différences, recherche une troisième voie, un espace de permission, de liberté, pour retrouver ce qui fait le vivant en nous.

La guérison est à ce prix-là, elle n’est pas extérieure, c’est une transformation qui a besoin d'une reconnexion avec nous-même, notre propre vie, pour advenir et se fondre en elle.

Le vivant est omniprésent et comme un potentiel toujours à venir. L’artiste et le médecin travaillent tous les deux dans ce basculement entre présent et avenir avec le fol espoir que ce moment de bascule soit celui d’une tension vers la guérison, d’une reconnexion avec la vie, fabrication d’un nouveau et meilleur réel.

L'artiste comme le thérapeute ne sont alors que les instruments et les témoins de la transformation, la guérison qui s'opèrent devant eux (8). Carl et le thérapeute pointent tout deux vers ce que nous avons tous en commun, la souffrance qui nous prive d'une certaine liberté et la mort qui nous contraint dans un espace-temps. Tous deux proposent des réparations, des coutures, des liens et officient dans des espaces symboliques qui déjà sont propices aux changements d’attitudes, à l’acceptation de principes différents, d’une réorganisation structurelle du corps et de la pensée.

Dans ces centres et ces espaces symboliques, à la croisée des chemins horizontaux et verticaux, s'élèvent nos questions existentielles. Tous solidaires de la même condition humaine belle et difficile. Aller vers ce qui nous relie, ce qui nous rassemble, peut-être « avant qu’il ne soit trop tard », au nom de notre finitude certaine.

Carl nous redit que nous ne pouvons peut-être pas changer les événements, le pur présent qui advient, mais que nous pouvons changer de regard, oser l'inconnu, transfigurer. Il propose un glissement où l'Autre devient plus important que lui. Un œil ouvert sur la beauté ineffable pour rendre grâce, un œil ouvert sur le fini du monde pour l’augmenter.

Louisa Atmani

Louisa Atmani est Médecin Généraliste à l’European Union Compound du Mogadiscio International Airport, Somalie. Carl Hurtin lui a demandé d’écrire sur son travail parce qu’elle est une personne formidable.

  • (1) Le Tapis de rassemblement en est bien une représentation symbolique.
  • (2) Carl Hurtin imagine des « Parcours philotopiques », interprétation d’objets urbains, d’espace publics et propose de travailler l’idée d’une « esthétique du rassemblement ». Ses propositions d’actions collectives, participatives sont des motifs plastiques de se rassembler.
  • (3) Les « Tapis de rassemblement », la scène dans « Avant qu’il ne soit trop tard », la disposition du public dans d’autres performances, ses interventions dans l’espace public, autant d’espaces et de temps rituels cadrés par l’artiste dans lesquels quelque chose advient.
  • (4) Carl Hurtin filme les prises de vue photographiques pour saisir le temps de l’image, les interactions entre les participants, le rapport à l’espace et le rapprochement des corps.
  • (5) L’interprétation du réel aurait à voir avec le diagnostic, entre empathie, intuition et savoir.
  • (6) Carl Hurtin travaille depuis plusieurs années avec des chorales. L’harmonie finale tient d’un assemblage de différences. Travail et expression individuelle mise au service d’un collectif.
  • (7) « Paysages collectifs », petits tableaux composés avec de la poussière de sèche-linge. Il en parle comme d’une accumulation de particules individuelles intimes additionnées pour constituer une sorte de feutre. Ce sont des gris colorés, fines particules familiales mais aussi amicales ou inconnues et toutes mêlées.
  • (8) Peu de temps après son arrivée à Rocheservière, des habitants racontent à l’artiste l’histoire du Site Saint Sauveur anciennement salle de théâtre, cinéma, foyer de jeunes, école. Privés de leur lieu devenu musée, les usagers et animateurs du lieu décident de ne plus jamais y remettre les pieds. Carl Hurtin avec sa vidéo « apparitions », parle d’une possible réconciliation.