Le lac

Lecture avec chorale au lac de Fourquevaux à l'occasion de l'exposition "Territoires", Fondation Ecureuil Caisse d'épargne pour l'art contemporain et l'association Abistodenas.


Mon corps était un grand lac de chair liquide et je m’étendais peut-être jusqu’aux confins du monde.
Mon regard s’était coulé en moi et le visible m’était relatif.
Je ne connaissais pas le temps de mes doigts lorsque je pensais à mes genoux, et mes pieds touchaient des terres ignorées lors que mes paumes allaient et venaient
et battaient l’air pour se placer justement dans des intervalles aussi grands que les réels séparés.
Mes pensées archipellées, tellement distantes les unes des autres, tellement opposées.
Mon regard balayant sans distinction l’intérieur et l’extérieur de moi-même.
Les sons de ma bouche sans limite mélangés aux bruits de mon corps clapotant.
Je dis mon corps, je dis encore cela, j’utilise ce mot…
Je touchais infiniment de moi le pourtour inégal, la peau, le sang, toute une outre d’incarnation.
En moi n’était pas plus précis le vin ni le flacon, mais l’ivresse était étale.
Pourquoi m’étais-je répandu ?

J’avais pourtant gardé une consistance, collé au sol, un peu visqueux, eau en surface, vase au profond.
J’en connais, éthers et vapeurs, qui se sont évanouis dans l’espace, sous mes yeux devant moi. Ils étaient flaques, ils étaient taches humides, baves et sueurs, larmes.
Je riais alors, je moquais leurs inconsistances.
Pauvres d’eux, pauvre de moi.
D’autres se sont divisés, particules, infinitésimaux, pure quantité, dénombrables, quantifiables, petite existence qui ne tient que par la faculté d’un autre de pouvoir la calculer, la compter, la mesurer, la nommer, en sachant qu’il se perd toujours quelque chose.
Maintenant étendu, gigantesque impuissant, j’attends de me faire boire.
M’étendre plus encore, me dépasser par vague, me recouvrir et me ravaler, me rabattre, me continuer pour connaître des limites, jouer au plus loin, ça j’aurais aimé.
Dans la douceur de mon étalement, pâte chaude, avoir gardé la capacité de me pétrir, ça j’aurais aimé.
A quoi sert d’être lac ?
Pour un lac, peut-on parler de côte ? Plutôt un bord, le bord du lac, l’odeur du bord du lac, alors que le lac dort, l’odeur de son bord s’éveille… la berge donc.
Je ne sens pas la différence entre l’eau et la berge… Je mouille forcément la terre et la terre me sèche en retour, absorbe mon essence humide, mais pas mes pensées.
Je les garde, elles me sont trop chères, trop attachées, elles sont ma consistance ultime, ma conscience attentive, ce qui me rattache à ce que je fus.
Ce que je fus donc, ce que j’étais, ce moi d’avant, ce passé, cette somme de souvenirs, cette accumulation d’évènements, ces choses, toutes ces choses, sans doute…
ne me reviennent plus, elles sont parties, elles sont effacées…
Ont-elles tout à fait existées, les ai-je vraiment vécues, que s’est il passé, y a-t-il eu une chute, un accident…un travail, un grand travail sans doute, un chantier immense, des blocs, de la terre, du monde, un continent.
Et le lac est grand, je le conçois comme tel. En rapport au monde ? Aussi grand, le monde même, tout noyé, enveloppé en moi… mais qu’en faire ?
Pas de marée non plus qui pourrait me donner un semblant de forme évolutive, ou explicable, me rattacher au temporel.
Pas de choses flottantes sur moi, pas de bouées, pas de bateaux, pas de déchets, pas de flaques exogènes, pas de repères père-haine encrés, pas de remères effet-mère absentes, pas de tout cela, pas de symbole donc, pas de signal alors.
Mais des courants intérieurs, pleins, immaîtrisables, magnifiques et irrépressibles. Remous, révoltes, guerres, politiques sans doute, amours sans ou avec lendemain qui chantent. Suivant ces zones inconnues et sans frontières et pourtant existantes qui abritent des peuples… j’imagine. Qui accueillent des faunes et des flores…
je pense.
Mais des fluides, doux et onctueux glissant doucement pour ne pas remuer la vase au profond.
Je me suis au final égaré en moi et je peux encore penser que je m’égare et que je m’accompagne…
Où suis-je enfin vraiment, si je ne comprends pas ma surface, ma profondeur et ma quantité.
A cette échelle je suis mare, à une autre océan ou peut-être humidité.
Du haut du plus haut des phares, qui peut m’assembler d’un regard, qui peut me figurer, qui peut me rapporter dans sa mémoire…
ou prendre ne serait-ce qu’un peu de moi au creux des ses mains jointes et s’asperger pour me faire un visage ?