Esthétique du rassemblement
De l'utopie
Carl Hurtin nous convie au cœur du langage, pour déjouer les pièges du signe, l'aplanir ou l'apparier à d'autres signes, initialement disjoints ou discordants, pour saisir ainsi les multiples "lignes de fuite" qui régissent notre rapport au monde et aux autres. L'outil (la fourche), dont l'usage sous-tend l'installation, est le signe que la pensée d'une utopie du lien social est possible, à condition de passer par l'art, et la parole originaire : la fabulation. Raconter des histoires, de lieux (le jardin, la cathédrale, le laboratoire) et d'individus (l'homme qui cultive son jardin, la femme qui coud), en évitant le piège du stéréotype. Les matériaux catalysent notre quotidien, et le rendent alors inapte à appréhender la vérité du monde qui nous environne. En extrayant les signes de leur contexte (religieux par exemple, l'image du cierge), l'artiste tente de les dédoubler devant nous, et redessine ainsi les contours magiques des objets et des lieux ; la serre-cathédrale nous offre alors un éventail de signifiés, un bouquet de concepts, qui sont autant de chocs de matières que d'ouvertures du lieu à l'altérité, à ce qui n'est pas lui, à ce qui l'excepte ou le dépasse, à ce qui est différent, à ce qui ne lui était pas, au départ, lié ou dévolu. Le rassemblement est à l'œuvre, sous la forme d'une rencontre, éventuelle, aléatoire, provisoire, voire accidentelle, fortuite, et, en cela, condamnée à l'inachèvement, à la parcellisation, mais c'est précisément le geste de l'artiste qui lui ouvre de nouvelles perspectives : geste en suspens, signifié ouvert, dispersé, libéré de son carcan idéologique.
Du végétal
Ainsi la germination est l'envers du rhizome, comme lui promesse d'un foisonnement à venir, élan vital, tout le contraire de l'inachèvement, portant sa fin en son commencement et son devenir même.   Elle est, dans le cadre de la duplication et de la multiplication, une métaphore de l'individu, qui puise dans le monde sa source et sa matière proliférante. Car si la matière ici prolifère (le matelas troué de fioles, d'éprouvettes ravit notre imagination par son étrangeté évidemment, mais surtout par    l'hybridité qu'il crée entre matière inerte et matière vivante, sorte de dévoilement de l'homme-machine surpris dans son sommeil), c'est pour montrer l'enchevêtrement et la complexité des "lignes de fuite" qui modélise toute individualité. Mais quid, alors de l'individu comme entité indivise? Fantasmagorie originelle, que l'artiste nous permet ici de déconstruire pour de bon, d'où l'irruption de la tragédie dans le champ de la communauté, tragédie que pourrait bien résumer l'illusion d'être tout entier présent à soi-même en un lieu, alors que l'on peuple plusieurs lieux en même temps, que l'on est habité par plusieurs lieux exogènes, que l'on est traversé par plusieurs courants contradictoires et qui se nient les uns les autres, que l'on explore au même moment différents états de la conscience, que l'on éprouve des émotions discontinues, que l'on est soi-même plusieurs et divulgué comme tel à la face du monde, par des miroirs orientés aux quatre coins de notre espace mental.
 
De la tragédie
La tragédie, ce serait l'individu victime de son enfermement au terme d'une lutte acharnée et incessante pour s'extraire de sa prison dorée : un mouvement de balancier entre l'atomisation de son point de vue (ou pourquoi m'assigne-t-on tel mode de pensée à tel moment de mon existence) et la soumission à la loi (éducation, milieu social, travail, loisirs, tout ce qui dit notre société de contrôle et de surveillance) ; l'artiste ne nous mande pas de choisir, au contraire, il laisse le mouvement se déployer en nous, d'une précision chirurgicale, nous enjoignant à plus de liberté encore, dans l'exploration de ses plates-formes "sociologiques". Le champ opératoire est ici dilatable et extensible, comme nos impressions.
Et pourtant, nulle trace de cruauté, la tragédie à l'œuvre serait une contre-cruauté, car il nous est permis à nous, visiteurs déambulant de manière aléatoire et capricieuse, de reconstruire, au gré du cheminement, notre propre identité en allant puiser ici ou là des éléments qui nous arrangent et nous accommodent avec le réel. Notre devenir devrait être "minoritaire" (comme aurait pu le formuler Gilles Deleuze), sans modèles mais informé par les autres et le système de valeurs qui les sous-tend, ouvert à l'inconnu, créateur, et donc révolutionnaire. C'est ce trait d'union, entre la participation du plus grand nombre et le travail de l'artiste, c'est ce passage et cette frontière mouvante qui rendent possible l'œuvre d'art en tant que telle, définitivement inscrite au cœur du politique, car l'artiste comme, disons, le peuple, créent tous deux et fabriquent des histoires, des fables.
Au rassemblement
Au commencement, il y a la rencontre et la participation, qui sont et demeurent le cadre conceptuel de cette exposition. L'installation ne s'anime que si elle puise ses éléments de l'usage qu'en ont fait d'autres avant elle. C'est l'économie de l'œuvre, ou plutôt l'écosophie, c'est-à-dire l'art ou la sagesse d'habiter les lieux, d'insuffler de la vie au minéral (la pierre, le métal presque comme de la pierre). Ainsi sommes-nous tous conviés au banquet de la matière, invités à partager des signes et à échanger du sens, sans qu'il y soit d'abord question du risque que cette entreprise comporte. Car donner quelque chose (sa voix, ses empreintes, un miroir, tout cela appartenant à notre intimité propre ou "domestique"), c'est livrer un peu de soi-même, et créer un lien mystique entre l'autre et soi, comme nous le rappelle l'anthropologie. Dans ce contexte, l'objet (ou le morceau d'objet, un élément ou une partie possédant la même charge sémantique que le tout) donné, ou prêté, revêt une sorte de force magique, comparable au feu du poète. Il se trouve magnifié dans ce rite initiatique, et la plus-value, c'est ce résiduel métaphorique qui l'élève au rang d'objet d'art, et ce d'autant plus qu'il s'inscrit dans une série (ainsi les morceaux d'empreintes, mis bout à bout, peuvent-ils suggérer l'idée d'une suite mathématique, d'un alphabet imaginaire, ou d'un quelconque palimpseste, à l'interprétation incessante). La poésie est celle du déséquilibre, de la non-équivalence, et donc de la mise en échec de la loi de l'échange (nécessairement binaire), car l'œuvre est ce contre-don qui appelle un autre don (peut-être celui, plus incertain, de l'émerveillement), dans une circulation indéfinie de matières et de valeurs : c'est une triade ouverte sur une autre dimension, sacrée et indissociable de l'humanité plurielle, celle de l'"être-avec", et non plus de l'"être-contre". Le pari est réussi, l'artiste nous engage et s'engage avec nous, sur un autre territoire, une terre inexplorée de notre conscience, notre appariement au monde et aux autres, par et dans le travail de la terre, qui se trouve alors sacralisé, découvrant notre origine, nous laissant en héritage sa part d'immortalité.
 
Gaëla Puymoyen
 
Gaella puymoyen est enseignante, a fait des études de lettres et de philosophie et habite Labège.
Elle s’est intéressée au travail de Carl Hurtin après avoir donné des miroirs pour « Le commun des mortels »,  des poussières de vêtements pour « La robe » et souscrit à l’édition de  « Pixels ».